Les cultivateurs qui s'estiment surimposés peuvent faire appel devant une commission cantonale d'arbitrage, ceux qui livrent au-delà des impositions bénéficient d'une surprime, ceux qui livrent en deçà sont sanctionnés (amendes, non attribution de produits de culture, etc.).

Ces plans de collecte sont suivis de plans de répartition et la Somme, dont la production résiste mieux, est affectée au ravitaillement d'autres régions en blé, viande et lait ; elle fournit par exemple toute la viande déficitaire du Nord et du Pas-de-Calais. Pour les seuls bovins, la Somme qui abattait 20 000 têtes par an entre 1935 et 1938, soit 10% de son cheptel, passe à 25 000 en 1942, puis 30 000 en 1943-45, soit 15 % , provoquant l'inquiétude des organisations agricoles qui craignent un recul global des troupeaux ; on abat parfois des vaches laitières en attente de vêlage ; en fait le cheptel tient : 215 000 têtes en 1938, 175 000 en 1940, mais 222 000 en 1943 et 232 000 en 1946 !

La Somme peut ainsi se classer dans la catégorie des départements « nourriciers ». Il est vrai qu'en 1941-43, elle produit l'équivalent d'1,1 kg de pain par habitant alors que la consommation journalière moyenne du département d'avant guerre était de l'ordre du demi-kg (450-480 g). Le département ne garde donc pour lui que l'équivalent officiel de 300 grammes de pain/jour et exporte le reste. La Somme semble avoir satisfait très loyalement aux impositions et dès 1941 le préfet se plaint d'un respect mutuel plus faible de la part des départements septentrionaux voisins qui attirent des exportations agricoles clandestines.

De la même manière l'industrie est rationnée ; si nous prenons l'exemple de l'électricité les industries agro-alimentaires, qui représentent une bonne centaine d'établissements, doivent se partager environ 11 000 KW par jour, soit une moyenne de 100 KW/établissement, allant de 600 KW pour la sucrerie de Roye à 17 KW pour un torréfacteur à Amiens 14.

Le rationnement frappe évidemment les consommateurs, tous rationnés et pourvus de titres de ravitaillement. Il n'y a pas toujours 450 000 rationnaires pour tous les produits ; ainsi, le lait est réservé aux enfants, aux personnes âgées, aux femmes enceintes et le nombre de rationnaires atteint 85 000 personnes (17% de la population départementale) ; s'il y a 380 000 rationnaires en beurre, on en compte 410 000 pour le fromage (91 % du département) 'S. La ration de pain est fixée dès juillet 1940 à 300 grammes par jour. La ration de viande rétrograde de 700 grammes par semaine en juillet 1940 à 250 en juin 1941 ; en mars 1945, elle est réellement de 240 grammes par semaine pour tout le département (Hallencourt approche les 300 g, Abbeville les 200), à comparer avec les 700-800 grammes d'avant-guerre. Pour le beurre, il faut répartir, en janvier 1945 91 tonnes entre 380 000 rationnaires, dont 107 000 prioritaires à 175 g, 257 000 non prioritaires, et 15 000 tickets spéciaux, passagers, supplémentaires (travailleurs de force), etc. Pour le lait, au début de 1945, le Ravitaillement doit distribuer mensuellement 1,2 million de litres entre 85 000 rationnaires, dont la consommation journalière moyenne est d'un demi-litre tb. Le département exporte autant de lait qu'il en absorbe. Les denrées non produites


LA SOMME DE 1940 À 1945: UNE ÉCONOMIE DE PÉNURIE

Par le département, huile, sucre, vin, chocolat, manquent rapidement. Tout cela est un vrai casse-tête administratif.

Les prix sont bloqués le 24 juillet 1940 au niveau le plus haut  et seul un arrêté préfectoral peut les relever. Le kilogramme de pain passe ainsi de 3 F en juillet 1940 à 3 F 60 en mai 1944, avant d'atteindre 7 F en juin 1945, soit une progression irrégulière de 2,3 fois en cinq ans. La hausse moyenne des prix officiels est cependant supérieure : on peut l'évaluer à un triplement entre 1940 et 1945, avec un effort considérable de compression sous Vichy (aidé de subventions). Plusieurs lettres du Feldkommandant d'Amiens rappellent au préfet de la Somme l'importance du maintien des prix (mai 1941), protestent contre le prix officiel excessif des réquisitions (mai 1943), demandent des informations sur le nombre de sanctions prises (juin 1943) - internements administratifs, interdictions d'exercer. Le cabinet du préfet s'arrange généralement pour apporter des réponses dilatoires ou lénifiantes.

Les réactions des entreprises et des ménages une impatience croissante

La période de guerre occasionne un mécontentement latent mêlé d'inquiétude. La pénurie n'est qu'un des éléments de crise, un élément souvent secondaire par rapport aux opérations militaires ou à la situation politique. Elle se surajoute aux bombardements de 1940, aux réquisitions administratives, au STO, aux exécutions sommaires, mais elle bénéficie d'une expression collective plus marquée à la fois parce que l'enjeu est la vie quotidienne et la vie quotidienne alimentaire, que toute la population est concernée, administration et occupants inclus, et qu'une tolérance implicite de la critique orale s'impose progressivement à l'opinion dans ce domaine, servant d'exutoire à la volonté de vivre.

On peut distinguer deux ou trois sous-périodes dans l'évolution de l'opinion. En 1940-42 une accoutumance contrainte habitue la population picarde à l'état de pénurie, certains arrangements locaux permettant de la rendre acceptable. La dégradation progressive du ravitaillement est plus lente dans la Somme que dans la moyenne des départements.

 En 1943-44, le STO, le durcissement collaborateur et l'approche des combats libérateurs définissent une situation morale plus tendue, alors que la pénurie s'aggrave à peine. La censure sur la presse limite cependant la diffusion publique des souffrances collectives sur un mode critique. On accuse les accapareurs, le marché noir, les mauvais Français. En 1945, la récolte catastrophique et la levée de la censure déclenchent une explosion de mécontentement qui se poursuit jusqu'en 1947-48.

Entre 1940 et 1944, l'état de l'opinion nous est surtout connu par les sources administratives, même si la presse censurée peut être utilisée « en creux » pour ce qu'elle ne dit pas ou ce qu'elle dit à mots couverts ; ainsi, la publication mensuelle des rations, la multiplication des conseils de frugalité alimentaire et industrielle, les nombreux appels au civisme économique, producteur et consommateur, témoignent à longueur de colonnes du caractère lancinant des pénuries.


Tombent les infractions à la législation économique (dépassement de prix, rétention de stocks, ventes sans facture, défauts de comptabilité) sont sanctionnées par un service de Contrôle Économique 2°, pour les infractions en ville, tandis que les gendarmes sont chargés des communes rurales. Le contrôle économique départemental emploie une vingtaine d'agents titulaires - un directeur, 15 contrôleurs, 2 inspecteurs, un commis principal répartis en six brigades (Amiens, Montdidier, Péronne, Doullens, Abbeville nord et Mers). Le personnel est stable, apprécié de la préfecture, peu politisé ; une note d'avril 1945 issue des renseignements généraux précise que 12 contrôleurs sur 15 ne figurent pas au fichier politique ; la collaboration y a été pratiquement inexistante.

L'activité de contrôle est effectuée par enquêtes systématiques, à partir des plaintes des maires, des (nombreuses) dénonciations, généralement anonymes, ou des fichiers de contrevants progressivement constitués par les services. Ainsi, le nombre de procès-verbaux pour infractions à la législation économique oscille en 1944 entre 300 et 400 par mois, soit 3 500 à 4 000 par an. Les contrevenants sont pour moitié des particuliers, pour 2/5e des commerçants. Il y a en moyenne 6 suites judiciaires par mois (dont un jugement de prison ferme mensuel en moyenne), mais d'importantes amendes (1,5 à 2 millions de francs en 1944). Les saisies de marchandises oscillent entre 1 et 2 tonnes mensuelles en 1945, essentiellement pour le beurre, la viande, les neufs.


La situation après la Libération

Après la Libération , la récolte convenable de l'été 1944 semble annoncer la fin prochaine des restrictions, mais le dur hiver 1944-45 prépare une récolte 1945 plus mauvaise : la production de blé de la Somme qui atteignait encore 81 % de son niveau d'avant-guerre en 1944, recule à 74% en 1945. L'abattage clandestin d'animaux réapparaît dans les exploitations tandis que l'administration préfectorale elle-même demande à Paris de réduire les impositions du département : en juin 1945, le cheptel est menacé et on songe à abattre des vaches laitières pour satisfaire aux impositions de viande. C'est à partir de septembre 1945 que l'opinion manifeste un mécontentement croissant. Les agents du Contrôle Economique sont pris à partie dans les débits de boissons


LA SOMME DE 1940 À 1945: UNE ÉCONOMIE DE PÉNURIE


La fin de la guerre le bilan agricole national catastrophique de la saison, la levée de la censure à l'approche des élections générales déclenchent une vague d'articles plus ou moins amers dans La Picardie Libre, Nord Eclair, Le Travailleur de la Somme, Le Courrier Picard, France Toujours ou Femmes de Picardie. La presse communiste crie au scandale : « 180 F le kg de viande les trois quarts des personnes ne peuvent acheter » (Le Travailleur, 13 octobre 1945) ; les feuilles gaullistes ou modérées appellent à l'effort « Ne croyons pas au miracle... nous restreindre encore et n'attendre d'amélioration que de notre travail en nous renchérissant lentement mais sûrement » (France Toujours, 6 octobre 1945) ; les journaux tripartistes font la balance entre craintes et exigences : « Amiens aurat-il de la viande ? Et à quel prix ? » (Le Courrier Picard, 8 octobre 1945). La population déplore la lenteur du retour à la normale et, plus particulièrement, l'échange inégal que pratique la Somme avec d'autres départements.

Le pain est mis en vente libre à partir de novembre 1945, alors que les quantités globales sont insuffisantes ; Nord Eclair signale une surconsommation de pain de 20 à 30% en décembre 1945 (12 janvier 1946). Le rétablissement de la carte de pain en janvier 1946 suscite un désappointement considérable. « Il fallait s'y attendre » titre France Toujours (7 janvier 1946), tandis que Le Résistant s'interroge sur « le mystère du blé » (8 janvier 1946). Les pétitions abondent. Une quarantaine de manifestations sont signalées dans le département, avec arrêts de travail de quelques heures, défilé avec le maire et protestations sans violence 23. Leur localisation dans les communes dotées d'industries (Friville-Escarbotin Abbeville, Flixecourt), leur caractère tournant et discipliné font pencher en faveur d'une organisation par le PCF et la CGT, qui veulent s'opposer à un ministre du Ravitaillement SFIO (C. Pineau).

La pénurie de la période 1940-45 a été marquée dans la Somme, mais de manière moins accentuée que pour la moyenne des départements français. La crise du ravitaillement arrive plus tard de manière moins prononcée et sur un spectre plus restreint de produits. Il faudrait opposer cependant communes rurales et communes urbaines car les premières parviennent souvent à maintenir une alimentation normale (3 000 calories/jour/personne), ce qui n'est pas le cas des secondes. La pénurie de produits industriels apparaît à l'opinion courante moins préoccupante que la pénurie alimentaire.

Administration et organismes professionnels ont fonctionné assez correctement, sans trop de heurts ni de retards. Le département a joué le jeu des impositions et s'est comporté en espace nourricier, notamment pour le Nord voisin. Cette attitude plutôt loyale est mal payée de retour, les deux départements voisins, chargés de population (plus de 3 millions d'habitants), cherchant par tous les moyens à capter les produits picards commercialisables (viande, lait, pomme de terre) sans pouvoir livrer autant de produits industriels en compensation.

Opinion ménages et entreprises subissent la pénurie de manière résignée en 1940-42. Le mécontentement monte sensiblement en deux paliers, 1943 avec le STO et les premiers revers nazis, 1945 et l'aggravation brutale de la situation alimentaire. Le marché noir reste modéré par suite de moindres contrastes ............. A SUIVRE