La classe ouvrière, à Saint‑Quentin, va vivre, durant la guerre de 18701871, des moments d'autant plus dramatiques que l'outil de travail, c'està‑dire l'usine ou la manufacture fait défaut pendant les combats meurtriers du 19 janvier 1871, avant l'écrasement de l'armée de Faidherbe malgré des prodiges militaires de valeur. II s'agit alors de vivre au jour le jour dans l'incertitude du lendemain et dans une pauvreté matérielle aggravée par les destructions de toutes sortes et la désorganisation des services publics et civils. A ce drame matériel s'ajoute aussi, ne le négligeons pas, un désarroi moral à l'annonce de l'insurrection parisienne du 18 mars au 31 mai 1871 et peut‑être des espoirs déçus après la chute de la Commune.

Les activités professionnelles vont néanmoins reprendre, dès le mois de janvier 1871, pour aller s'accentuant dès le début du second trimestre. Saint‑Quentin bénéficie d'une part de sa position géographique entre le Nord et la Région parisienne et d'autre part de la diversité de ses productions : filatures, traitements des tissus, tissages, broderies, dentelles, fonderies de cuivre, constructions mécaniques et chaudronneries. Les échanges commerciaux sont d'ailleurs facilités par les voies ferrées et les canaux. La population saint‑quentinoise va passer de 34 811 habitants en 1872 à 55 571 habitants en 1911, c'est‑à‑dire que son augmentation est d'environ 60% en 39 ans.

L'ouvrier saint‑quentinois de base se sent‑il pour autant heureux ? Est‑il satisfait de son salaire ? Travaille‑t‑il dans de bonnes conditions ? Le respecte‑t‑on dans l'exercice de sa fonction ? Le problème le plus important demeure la défense et l'amélioration du taux de salaire car l'industrie saint‑quentinoise est dominée par le textile employant, en général, une main d'oeuvre peu qualifiée, payée au minimum. D'autre part, les ouvriers de l'usine de produits chimiques de Rocourt travaillent de façon très éprouvante. Ils doivent, en effet, garder le masque et l'éponge sur le visage durant 12 heures par jour pour un salaire de 4,80 F. Ils réclament vainement la journée de 8 heures avec un salaire de 5,50 F.

Le monde ouvrier demeure également divisé, chaque catégorie défendant ses acquis. D'autre part, la discipline instaurée dans certains établissements ne pourrait plus s'imaginer de nos jours : «Il est expressément défendu de causer, de lire, de s'asseoir, de boire ou de manger en travaillant, de se servir de déchets, de se laver les mains, de se peigner, de cirer ses chaussures, de fumer, de chanter, de siffler, enfin de troubler l'ordre de quelque manière que ce soit».

Une aussi longue présence journalière dans une atmosphère confinée ne peut que nuire sérieusement à la santé. Les ouvriers rencontrent parfois des cadres incompétents à qui ils reprochent leur grossièreté et leur immoralité. Dans certaines usines les salaires sont distribués d'une façon très irrégulière. Un lecteur du journal Le Glaneur s'en prend aux étrangers, en particulier aux Suisses, qui viennent prendre le travail des

Français. On recherche aussi, parfois, des avantages particuliers. Les employés des tramways, en 1901, revendiquent le transport gratuit pour leurs femmes et leurs enfants. On réclame même, dans le secteur du textile, un monopole d'embauche familiale. Les conflits sociaux les plus actifs se déroulèrent dans les tissages de laine et de coton. Le personnel se sentant bien soutenu par les caisses de secours et bien organisé dans le déroulement des opérations, ne craint pas de s'adresser directement au patron pour lui exposer les améliorations souhaitées.

En cas d'échec et à l'annonce d'une baisse de salaire ou du renvoi d'un ouvrier, les fileurs cessent le travail et se répandent en tumulte dans la rue. On assiste néanmoins, peu à peu, à une évolution de l'état d'esprit. Les ouvriers vont, avant tout, chercher à créer un rapport de force à leur avantage en évitant d'interrompre le travail sur un coup de tête ; mais les conflits de ce genre demeurent spécifiques à certains établissements et on ne peut guère généraliser leur usage. Tout dépend, en effet, de la personnalité du meneur, du moment approprié et du caractère du chef d'entreprise. C'est pourquoi la grève, dorénavant, sera lancée et gérée par une organisation syndicale qui est d'ailleurs légalement reconnue depuis la loi du 25 mai 1864.

Les leaders du mouvement syndical saint‑quentinois.

On ne peut négliger deux leaders du quentinois : Jean‑Baptiste Langrand et Léon Ringuier.

Jean‑Baptiste Langrand a sa rue à Saint‑Quentin dans le quartier Saint Martin. Elle donne dans la rue du Docteur Cordier. Il est né à Beauvoisen‑Cambrésis, près de Caudry, le 9 juillet 1855. Le décès prématuré de son père l'oblige à travailler très jeune, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une culture autodidacte car il ne cesse d'étudier après sa sortie de l'école tout en exerçant le métier d'ouvrier‑tisseur à Saint‑Quentin. Il dirige la première grève du tissage David, Trouiller et Adhémar en avril 1878. II adhère au socialisme en 1879 après avoir entendu Jules Guesde et fonde, en 1882, le premier groupe socialiste révolutionnaire «La Défense ouvrière». Parallèlement à ses responsabilités politiques, il devient secrétaire du Syndicat des tisseurs et des fileurs. Ecarté des tissages par une direction soucieuse de sa tranquillité, il apprend la fabrication du tulle et travaille pendant de nombreuses années à l'usine West‑Thir. En tant que secrétaire syndical, il participe activement, dans les années 1880 à la lutte syndicale. Il organise de nombreux meetings lors des grèves. Il y expose les motifs des conflits et conseille sur l'attitude à prendre face au patronat. Faisant preuve de réalisme, il n'est pas toujours forcément pour la poursuite d'une grève. C'est ainsi qu'il déclare lors d'un meeting, le 8 août 1884: «Les ouvriers de la maison Testart sont deux cents ; autant de bouches de plus à nourrir et on a déjà du mal à empêcher les grévistes de la maison Boca de mourir de faim. Dans ces conditions, je ne conseille pas la grève et puisque la diminution du salaire n'est pas très grande

 le mouvement syndical

Les ouvriers de la maison Testart peuvent continuer la besogne en faisant leurs réserves contre l'abaissement du tarif». Jean‑Baptiste Langrand est arrêté et condamné à un an de prison ferme au lendemain de la manifestation du 1l mai 1891. II est libéré dès le 4 août et reprend aussitôt ses activités militantes. Il faut souligner que, parallèlement à son action syndicale, il mène une lutte politique. Après un échec en 1881, il est élu conseiller municipal en 1886. Il est candidat à une élection législative partielle en 1888 et aux élections générales en 1889. En septembre 1895, il est exclu du Comité socialiste à la suite de sa participation aux réceptions officielles lors de la venue de Gabriel Hanotaux à Saint‑Quentin. Il meurt le Ier février 1898. Il ne fait aucun doute que son action a marqué fortement la vie locale car, à partir de 1900 jusqu'en 1914 et même après la guerre, tous les ans, à l'occasion du Ier mai, une délégation de responsables politiques, syndicaux et d'ouvriers, se rend sur sa tombe pour se recueillir et rappeler son rôle dans la vie sociale de Saint‑Quentin, rôle à la fois combatif et modérateur ce qui dénote un esprit sensé, décidé mais refusant toute démagogie.

Le second leader syndicaliste, Léon Ringuier, est né à Villers‑Cotterêts, le 30 janvier 1870. Il arrive à Saint‑Quentin à la fin du XIXe siècle et fonde aussitôt "Le Combat "organe de l'union socialiste de Saint‑Quentin et du département de l'Aisne. C'est grâce à cette fondation qu'il va reprendre, efficacement, le flambeau laissé par Jean‑Baptiste Langrand. Son action est beaucoup plus politique que syndicale car Ringuier n'appartient à aucun syndicat. Il n'en demeure pas moins que cette action s'apparente à celle d'un leader syndicaliste. Léon Ringuier participe, en effet, très souvent, à des réunions de grévistes au cours desquelles il exhorte, par ses discours, à la lutte sociale. Il bénéficie, d'autre part, d'un avantage par rapport à Langrand : son journal. Dans les colonnes de Combat, à côté de son action politique, il écrit des articles relatifs aux divers conflits sociaux locaux. Il en explique les raisons en soutenant activement les grévistes. Elu député de Saint‑Quentin en mai 1910, il est réélu en 1914 et en 1919. Il meurt à l'âge de 66 ans quelques jours après la formation du Gouvernement de Front populaire présidé par Léon Blum en juin 1936.

II faut reconnaître que la responsabilité d'un leader syndicaliste n'est pas dénuée de risques. Tout d'abord, la presse non‑socialiste l'accuse de déclencher et d'alimenter les grèves. Le journal Le Guetteur va même jusqu'à imprimer :«Nos braves ouvriers, dont l'esprit généreux s'est révélé dans les circonstances les plus difficiles et les plus dangereuses, vont‑ils se laisser traîner à la remorque des meneurs intéressés à la perte de la République ?» D'autre part, il est dur pour un militant ouvrier de conserver son travail surtout à partir du moment où, à l'occasion d'une grève ou d'une réclamation, il s'est manifesté à l'attention du patron. La pratique du licenciement des gêneurs est courante. Cette mise à l'index mène parfois, fait unique, à un suicide, comme celui de Jules Leblanc en 1893.

L'état d'esprit des ouvriers mécontents.

Au fur et à mesure du déroulement des conflits sociaux, les groupes d'ouvriers mécontents, même s'ils sont bien conseillés par l'un des leurs non syndiqué, se rendent compte que l'action fragmentaire, usine par usine, n'offre pas un front uni devant la menace d'une politique patronale à courte vue car les chefs d'entreprises se connaissent fort bien, analysent globalement entre eux le climat social, dialoguent, au besoin, sur la façon de diviser le monde ouvrier, beaucoup moins dangereux dans la dispersion de ses revendications que dans l'unité d'action. Il leur suffira, par exemple, de satisfaire, en partie, certains souhaits de quelques catégories du personnel pour amener la confusion parmi cet ensemble de satisfaits et, de ce fait, éloigner, tout au moins provisoirement, tout danger d'arrêts de travail.

C'est pourquoi l'ouvrier se rapprochera de plus en plus du monde syndical, même si, dans un premier temps, il refusera, par crainte d'une réaction patronale, d'adhérer officiellement à l'organisation syndicale de plus en plus efficace à un quadruple point de vue. Elle peut exprimer, par écrit, les doléances ouvrières en leur accordant une large audience sur le plan communal et régional ; elle peut mener des négociations avec les patrons une fois le conflit déclaré ; elle coordonne l'action ouvrière en servant de relais, si c'est nécessaire, entre les ateliers des différentes usines ; elle peut organiser enfin des meetings qui renforcent la cohésion de l'intérieur tout en informant le monde extérieur.

Il faut malheureusement constater que les manifestations ouvrières à Saint‑Quentin n'entraînent pas, pour autant, des améliorations satisfaisantes relatives aux salaires, aux conditions de travail et à la promotion sociale.

La déception est grande parmi les grévistes entre 1871 et 1890 puisque les trois‑quarts n'obtiennent pas satisfaction contrairement au pourcentage national où les deux‑tiers environ des ouvriers jugent positifs les résultats obtenus. De 1891 à 1914 des espoirs vont naître avec un sommet des conflits vers 1900 aboutissant à des améliorations sociales limitées et des transactions ; puis de 1902 à 1914 c'est le retour, hélas, à un bilan négatif. Dans les années 1880, la grève est souvent brève mais de forte ampleur alors qu'après 1900 les conflits sont plus longs avec un nombre plus restreint d'ouvriers y participant. Les cessations de travail s'étendent aussi progressivement aux petites entreprises ; mais, dans bien des cas l'ouvrier saint‑quentinois se heurte à deux obstacles majeurs : la mauvaise conjoncture économique jusqu'à la fin des années 1890 et le patronat uni, structuré et fortement résistant.